<<INTERVISTA A YANN MOULIER BOUTANG | Fiat, sconfitta annunciata>> |
Nous avons rencontré Yann Moulier Boutang pour
la première fois il y a deux ans, pendant les élections législatives
: comme nous, il avait signé le manifeste Nous sommes la gauche. Cette
drôle d’irruption, au centre même de l’espace politique,
d’une gauche lasse de s’entendre qualifier de " morale "
ou de " sociale ", Yann la poursuit, à sa manière :
au seuil des élections européennes, il vient de rallier les Verts,
dont il fait le pari qu’ils sauront, eux, porter en haut les revendications
nées en bas – celle en particulier dont il est, avec son ami Toni
Negri, l’un des principaux théoriciens : un revenu garanti pour
tous.
Aujourd’hui, nous sommes peut-être plus pessimiste que lui sur la
capacité de la gauche officielle à nous représenter. Il
n’empêche : il partage avec nous une envie d’en découdre
nourrie aux luttes minoritaires. Soixante-huitard sans remords, engagé
de longue date auprès des sans-papiers et des chômeurs, animateur
de la revue Futur Antérieur et biographe d’Althusser, il fait partie
de ces savants trop rares qui manifestent sans minauder, et de ces politiques
précieux qui n’ont pas échangé l’optimisme
de la volonté contre le pessimisme de l’intelligence.
Son dernier ouvrage en témoigne. La thèse de cette incroyable
" économie historique du salariat bridée " (1), fabriquée
à partir d’une analyse des migrations de main-d’œuvre,
est simple et nous plaît : les fugitifs font le monde. Le ressort réel
de l’histoire du capitalisme, nous dit-il, c’est la capture sans
cesse à recommencer, par les chaînes ou par le salaire, d’une
fuite jamais interrompue, loin des plantations ou hors de la " société
du travail " : celle de l’esclave, du vagabond, du RMIste ou de l’intermittent
du spectacle ; celle, par extension, des minorités indociles aux étalons
majoritaires. La nôtre, quoi.
(1) De l’esclavage au salariat. Economie historique
du salariat bridé, PUF (Actuel Marx/Confrontations), novembre 1998.
Fuites
VACARME : Dès l’introduction de votre ouvrage, vous exposez votre
thèse centrale : dans l'histoire du capitalisme, le contrôle des
fuites des travailleurs serait le ressort de la constitution du salariat.
YANN MOULIER BOUTANG : Dans le champ de l’économie orthodoxe, c’est
une idée qui peut paraître un peu scandaleuse. Et pourtant, il
y a des tas de choses qui, en économie, ont été découvertes
comme ça. Ce que Keynes a vraiment apporté à l’analyse
économique, c’est de s'être rendu compte que les fuites dans
le système, et le contrôle de ces fuites, constituaient une partie
tout à fait décisive de la régulation économique.
Je pense que pour la régulation du travail en général il
en va de même : faute de s’être penché sur la porosité
du système, faute de s’intéresser aux absentéismes,
aux démissions, aux refus d’embauche, etc., on n’arrive à
comprendre ni comment ce système se met en place, ni surtout —
et c’est cela qui m’intéresse — comment il se désarticule,
se détruit partiellement ou se métamorphose en autre chose. Il
ne faut jamais regarder seulement la partie émergée de l’iceberg
: les formes institutionnalisées, ou la parole des gens, la manière
dont ils prennent la parole, en supposant que lorsqu'ils ne disent rien, ils
n’agissent pas. C’est au contraire l’interprétation
des silences qui m’intéresse : saisir les silences, les refus et
les fuites comme quelque chose d’actif.
Dans nos démocraties relativement sophistiquées, l’idée
que le conflit fait partie de la société est habituellement admise.
Mais on traite du conflit comme un simple signal qu'un petit quelque chose ne
va pas : au fond, les conflits rendraient un service au système, lui
permettant une autorégulation permanente. Ce sont, dit-on, des soupapes
de sécurité. A mon sens, cette vision fonctionnaliste est fausse,
parce qu'antisubjective. Quand les gens refusent quelque chose, il y a une positivité.
Cette positivité n’est pas seulement constitutive des sujets, qui
se définissent souvent dans un mouvement de refus, mais elle est aussi
terriblement efficace sur le système, et infléchit son évolution.
C’est-à-dire qu’au fond, le capitalisme ne s'exerce pas sur
une matière informe qui lui résisterait plus ou moins. Je ne pense
pas que nos modèles complexes fonctionnent comme des moteurs à
pistons et à explosion, avec des gens qui seraient les pistons et d’autres
qui serviraient simplement de carburant et d’énergie. Je ne pense
pas que le modèle énergétique du travail soit le bon :
du muscle consommé, bon à prendre puis à jeter, qui produit
simplement de la valeur. Aujourd’hui la création de richesses s’opère
par la coopération, l’échange, la communication. Et c’est
en vue de mieux pomper ces vraies ressources que le capitalisme est en train
d’essayer de s’organiser. Donc cela veut dire que l’on se
trouve face à un champ de ressources, intellectuelles, pratiques, subversives,
beaucoup plus large. En cela, je m’inscris en faux face à ce qu'est
devenu le marxisme vulgaire, réduit à une idéologie de
la protestation, et même de la seule protestation subalterne. En réalité,
ce système n’arrive à bouger, à se donner des règles
et à se transformer que dans la mesure où il répond et
réagit à des actes : des discontinuités, des événements,
l’inscription d’un sujet qui va se définir précisément
par la fuite. C’est un postulat de minoritaire : ceux qui n’ont
pas le pouvoir ne sont pas nécessairement extérieurs à
la détermination du pouvoir ; ils parviennent à le modifier très
profondément.
Il s’agit donc de lire le capital dans les mouvements du travail, plutôt
que de lire le travail dans les interstices d’un capital qui définirait
tout (la rationalité, la norme, les grandes transformations), et ne laisserait
place qu'à la contestation de l’esclave ou à la protestation
fonctionnelle du salarié, lesquelles aboutiraient simplement à
davantage de rationalisation capitaliste. En filigrane, il y a la question de
la liberté. Pour Marx, le capitalisme a cette particularité, par
rapport aux systèmes précédents, d'inscrire la liberté
dans son équation initiale, dans sa structure même. Or, je ne pense
pas que ce soit le cas : la liberté sort de la libération, et
la libération est première, elle arrive avant le capitalisme.
Le capitalisme comme avatar et contrôle de la libération : c’est
la thèse générale de mon livre.
VACARME : L’autre scandale, c’est cette continuité que vous
tracez, dès le titre de votre livre, entre l’esclavage et le salariat
: le salariat serait une ruse du capitalisme non pour libérer les esclaves,
mais pour empêcher leur fuite. D’où, du coup, une nouvelle
histoire des luttes du travail : à la limite, vous substituez l’esclave
en fuite à l’ouvrier en grève.
Y.M.B : Le mouvement ouvrier n’est pas indifférent à l'esclavage
: après tout, l'abolition du salariat, conçu comme esclavage,
a figuré dans ses statuts pendant des années, et n'a été
supprimée que très tardivement. Pourtant, Marx traite de l'esclavage
comme d'une page de la préhistoire du capitalisme, comme d'un moment
dans l'accumulation primitive du capital, avant cette origine absolue qu'il
situe en 1789, ou à la formation d'une classe ouvrière. Or, si
l'on fait remonter, comme Wallenstein ou Braudel, la formation du capitalisme
vers le XIVe ou le XVe siècle, on réintègre brutalement
l’esclavage dans cette histoire-là. Cela transforme notre vision
de l'économie politique traditionnelle. Par exemple, on peut lire la
construction de la valeur-travail chez Ricardo, Marx et dans toute l’économie
comme une théorisation, non du travail libre, mais de l'esclavage. Quelle
économie s'est construite par référence à la reproduction
du travailleur, au calcul de la valeur-travail, au fait que tout échange
se ramène à un équivalent homme-travail, sinon l'économie
de plantation ? Dans celle-ci, et en l'absence de rente foncière (puisque
la terre ne valait rien), toute marchandise était exprimée en
équivalent homme-sucre ou homme-café, à un niveau mondial.
L’esclavagiste et le planteur calculaient le prix de l’achat de
l’esclave, sur le cycle de vie de l’esclave : ils savaient ce qu'ils
attendaient de la durée moyenne de travail ; ils calculaient la reproduction
des esclaves, incluaient les frais d’élevage et s’assuraient
un droit de propriété sur cette reproduction, etc. C’est
la seule économie qui réalise vraiment la valeur-travail. En d'autres
termes, le capitalisme n'a pas institué d'emblée le marché
libre du travail : il a d'abord inventé le marché de l'esclavage,
la répartition des serfs, la subordination de la liberté à
la propriété.
Le point intéressant, c’est qu’au moment où l’économie
politique commence à penser cette économie de la valeur-travail,
tout est en train de s’écrouler. Haïti, l’île
qui produisait la moitié du sucre au monde, a initié une décolonisation
qui va prendre deux siècles, a viré les Blancs et a fichu par
terre l’économie de l’esclavage. Entre 1791 et 1796, c’est
fait : Toussaint Louverture défait Napoléon Bonaparte. L'économie
de plantation est redoutablement efficace ; le problème, c'est qu'elle
est instable. Si le capitalisme abandonne l’esclavage comme perspective
stratégique, c'est que son existence même est menacée par
l'instabilité du marché qu'il a mis en place : s’il n’y
avait pas eu l’insurrection de la Jamaïque en 1833, le Parlement
anglais n’aurait jamais aboli l’esclavage. Les luttes des esclaves
dans les deux siècles qu’a duré l’esclavage moderne
valent dix fois les luttes de la classe ouvrières : elles sont plus violentes,
plus virulentes, plus déstabilisantes que le système du mouvement
ouvrier. L’insurrection de la Jamaïque, ce sont des dizaines de milliers
de morts, comme la Commune.
VACARME : En inversant comme vous le faites le rapport entre le capitalisme
et la libération, le capitalisme étant une riposte, un contrôle
de la libération, plutôt que l’inverse, vous fournissez au
" dominés " que nous sommes sensés être une position
plus joyeuse, moins déprimante que celle que nous réserve les
éditoriaux d’Ignacio Ramonet : se dire que le capital nous court
après, c’est quand même moins désolant que de se dire
qu’il nous surplombe.
Y. M. B. : Il faut lutter contre l’idée que l’on est face
à un processus massif dont il n’y a rien à faire et qu’on
subit, en protestant. Effectivement, nous sommes face à une véritable
falaise de domination. Mais que font les gens quand ils affrontent cela ? Ils
s’en vont, ils fuient. Et cette fuite est active, ce n’est pas un
moindre être. Cela va de pair avec le fait qu’il y a des choses
minoritaires qui ont une influence extraordinaire. L'une des illusions du transformisme
démocratique est de penser que la majorité va changer les choses.
Alors qu’il y a quelquefois des mouvements minoritaires qui introduisent
des ruptures, des fractures, des lignes de fuite, qui sont aussi des lignes
de construction.
Par ailleurs, je pense qu’il y a une grande ambiguïté sur
la critique de la pensée unique et du libéralisme. D’abord,
il y a une sous-évaluation, typiquement française, de ce que fut
le libéralisme politique. Si le libéralisme mondial a triomphé,
jusqu’à avoir la peau de la grande utopie communiste, ce n’est
par parce qu’il était plus efficace. C’est parce qu’en
même temps, il laissait une place aux libérations, tirait sa substance
même de la poussée libératrice. Evidemment, il l’a
travestie, l’a tournée à son profit ; c’est comme
de la lutte. D'autre part, et cela rejoint ce que je disais sur l'esclavage,
dire que le capitalisme se définit par le marché est une erreur
grossière. Le capitalisme ne tend pas au marché ; c'est un système
de régulation auquel il recourt quand il pense arriver à contrôler
les choses, mais qu’il remercie brutalement quand ce marché le
menace. Par exemple, quand le libéralisme à tout crin fait peser,
comme aujourd'hui un risque massif sur le système, un spéculateur
comme Soros se convertit à la taxe Tobin, dit que le capitalisme va droit
dans le mur etc. Le capitalisme, c’est donc moins le marché poussé
à son extrême qu’un mécanisme de contrôle qui,
à certains moments, utilise les canaux du marché.
Ce qui me gêne, dans la vision "Monde diplomatique" du capitalisme,
c'est qu'on oublie cette espèce de combat d’ombres ; on oublie
que le libéralisme tirait le peu de force qu’il avait, quand il
en a eu, des luttes de libération. L'histoire marche des deux côtés.
Aujourd'hui encore, si le capitalisme ne peut plus exercer son contrôle
qu'à travers la monnaie, les flux financier, etc, c'est parce qu'il est
en butte à une énorme crise interne — crise de légitimation,
crise du salariat, etc. On ne peut réduire cela à la description
d'une machine infernale, sans provoquer la passion triste du renoncement ou
de la protestation exaspérée, sans susciter une forme de démobilisation.
Car le coup de génie de la mondialisation, du point de vue capitaliste,
c’est précisément cette démobilisation générale
: on ne sait plus à qui on s’adresse. Plus de patron à séquestrer
ou contre lequel aller taper — les rouages sont devenus invisibles, ils
sont dans la société. C’est la règle du jeu : Le
capitalisme ne va pas offrir sur un plateau une Bastille pour qu’on puisse
la prendre et le faire chuter ! Il faut donc analyser sérieusement cette
invisibilisation des rapports de pouvoir et de domination. Mais, et même
s'il y a énormément de choses justes dans la lutte contre le libéralisme
sauvage, il ne faut pas laisser au capitalisme le marché, ni le libéralisme
dans ce qu'il comporte de libération.
Scission
VACARME : Vos histoires de fuite et de capture peuvent intéresser des
gens qui ne sont ni économistes, ni familiers de cette tradition marxiste
dans laquelle vous vous inscrivez : des malades du sida en bute au pouvoir médical,
des pédés confrontés à l’étalon hétérosexuel,
des usagers de drogue harcelés par les psychiatres et les flics, etc,
même si ce sont là des luttes qui ne se formulent pas comme anticapitalistes,
qui n’entrent pas directement dans le champ du travail. Cela veut-il dire
que votre réflexion dépasse le cadre d'une économie générale
du travail ?
Y. M. B. : Je ne pense pas, tout d’abord, que l’on puisse faire
une économie générale du travail en s'arrêtant au
travail, parce que le travail est un avatar du sujet. Quand le sujet est rabattu
sur le travail, c’est déjà foutu. Je vais prendre ce fameux
exemple du maître et de l'esclave. Dans cet affrontement, l'esclave est
l'incarnation du travail, de la force, face à un maître qui semble
ne pas faire grand'chose, comme un gros chat qui dort. Mais ce qu'a fait le
maître, c'est de rabattre l'inscription du sujet sur le seul travail :
il ne tient plus en face de lui qu'une marionnette d'esclave, une poupée
qui travaille. Il a normé le champ, et les dés sont pipés
d'avance.
Derrière cette réduction du sujet au travail, il y a une grande
peur de la révolte de l'esclave. Cela se voit, par exemple, dans la chasse
aux esclaves marrons, avec battue, meutes de chiens, etc. Ce type de comportements
barbares, ce n’est pas simplement la perversité de quelques maîtres,
c’est aussi le fait que les maîtres ont une peur des esclaves absolument
colossale. Des métiers sont interdits aux esclaves, comme la pharmacie,
par peur de l’empoisonnement. Quand un esclave s’enfuit, on a peur
que tous en fassent autant. Les esclaves, c’est la richesse : quand on
fait venir un banquier pour emprunter, le prêt est gagé sur les
têtes d’esclaves. Or les têtes s’en vont ! Il faut donc,
avant tout, normer le champ, évacuer les désirs minoritaires,
pour n'avoir plus en face de soi que des marionnettes bien sages, qui vont épargner
pour racheter leur affranchissement. Ou réclamer, comme aujourd’hui,
des augmentations de salaire ou des stocks-options.
Il s'agit précisément, pour les minorités, de rompre avec
cette partie de marionnettes. Cette rupture suppose d'abord que les gens déterminent
leurs objectifs, leurs positions et leurs besoins, tout seuls, en autonomie.
Et pour qu'ils arrivent à cela, il faut qu'ils fassent scission, qu’ils
se retirent entre eux et déterminent le terrain commun sur lequel ils
vont édifier quelque chose. A la fameuse thèse fusionnelle "Français-immigrés,
même combat", je dis non. Parce qu'un Blanc national a ses papiers
d’identité. L’immigré, il faut qu’il acquière
la liberté ; il doit d'abord la conquérir. De même, pour
les minorités sexuelles : il faut, pour rendre l'interaction possible,
acquérir sa liberté, par rapport à soi-même, par
rapport à son désir et par rapport à la société.
Il est impossible à un homme, à un blanc, à un " national
", à un hétérosexuel, à un majoritaire, de
co-déterminer, de co-gérer la définition du contenu de
la liberté des femmes, des Noirs, des Amérindiens, des étrangers,
des homosexuels, des minoritaires. La démocratie véritable commence
avec ce préalable : après on peut discuter, on compose les forces
et les résultantes s’ensuivent. Ce principe de composition des
forces différentielles (on le trouve admirablement exprimé dans
les analyses que Gilles Deleuze faisait du concept de multitude que Negri a
tiré de Spinoza dans l’Anomalie sauvage) est la figure réelle
de la démocratie par rapport au modèle contractualiste républicain
qui s’appuie sur une conception dialectique, unitaire, majoritaire et
finalement répressive .Je crois que les discussions sur la parité,
sur le PACS ou sur le foulard islamique ont montré l’émergence
d’une conception des sujets infiniment moins lugubre que l’abstraction
du citoyen qui doit s’auto-flageller, se nier dans la détermination
concrète de ses affects de sa communauté, pour se soumettre à
l’existence du citoyen, ce citoyen qui n’est que l’envers
du travailleur asservi. Faute de cette éthique de la diversité,
on a le quiproquo d’une gigantesque entourloupe de normalisation et d’assimilation,
au nom de laquelle le sujet va se réprimer, accepter et intérioriser
la loi ; le problème est qu’alors il ne va ni se libérer,
ni libérer les autres ou le groupe dans lequel il est.
Mais je crois qu’il faut aller plus loin : la figure du travailleur abstrait
doit elle aussi connaître cette scission féconde. Prenons les luttes
de chômeurs. Avec Laurent Guilloteau, avec d’autres, nous avons
défendu la création des premiers collectifs chômage apparus
en 1978-79, c’est-à-dire une ligne scissionniste par rapport à
l'idée dominante que les chômeurs devaient s’organiser pour
l’emploi, et sous la direction des syndicats. Revendiquer un revenu plutôt
qu’un emploi, c’était déconnecter cette référence
à l'emploi, extraire les luttes de chômeurs d’une lutte contre
le chômage qui n'arrête pas de perdre depuis vingt-cinq ans, et
que l'on prétend toujours mettre au centre (qu'il s’agisse de la
question des précaires, de celle des immigrés, etc). C'est aussi,
en un sens, la leçon du féminisme. Si les féministes ne
voulaient pas entendre parler des hommes pour déterminer leurs objectifs,
c'est parce que ceux-ci leur objectaient que les femmes, ne produisant ni travail
ni plus-value à la maison, n'étaient pas exploitées, mais
simplement opprimées ou dominées. Parce qu'elles n'étaient
pas des salariées, elles ne faisaient pas partie de la classe ouvrière.
Donc : face au jeu de marionnettes ou le sujet est arrêté au travail,
tout commence par la scission.
Circulation
VACARME : Dire "il faut que les luttes soient autonomes", depuis une
position d'intellectuel, c'est étrange. En tant que théoricien
des luttes, et de leur autonomie, comment faites-vous, par exemple, pour intervenir
dans le mouvement des sans-papiers, ou dans celui des chômeurs ?
Y. M. B. : J’interviens dans le mouvement des sans-papiers depuis très
longtemps. Il y a vingt-cinq ans, nous étions ultraminoritaires. Le rassemblement
de Montpellier, la grève qui avait arrêté pendant un ou
deux jours la chaîne de montage des usines Citroën à la suite
de l’appel du Mouvement des Travailleurs Arabes, je pense que c’était
vraiment du super-minoritarisme. Act Up à côté, aujourd’hui,
est un mouvement de masse ! Prenons encore CARGO (2), les luttes de chômeurs
entre 1980 et 1992 : ce sont aussi des minorités, des groupes actifs.
Et puis arrive un moment où les choses deviennent beaucoup plus massives
: le mouvement des sans-papiers est désormais là, inéliminable,
ancré dans une histoire européenne qu’il contribue à
façonner. A partir de là, le problème dépend de
ce que l’on fait : on peut être militant ; on peut essayer aussi
de comprendre. J’ai vécu un peu les choses ; en les reconstruisant,
j’ai aussi essayé de remonter à ce qu’il y avait de
complètement absurde ou de médiocre dans les thèses traditionnelles
sur la politique migratoire. Les deux aspects, militantisme et théorie,
sont donc indispensables. Mais ça doit être naturel : une espèce
de bain dans le social, sans médiation. Ce qui devrait conditionner la
posture de l’intellectuel-expert-engagé, dedans et contre , ce
n'est pas une posture morale, mais un habitus positif, au sens d’une ascèse
corporelle ou intuitive, un sixième sens sociologique sans l’alibi
pseudo-scientifique du recul.
Je pense par exemple à mai 1968. On a assisté au surgissement
d'une strate d'intellectuels et de militants débarrassée de ce
complexe épouvantable qui caractérisait la génération
précédente vis-à-vis du mouvement ouvrier, vis-à-vis
de la société capitaliste et vis-à-vis des médias.
Jusqu'alors, être intellectuel, cela voulait dire : penser égale
isolement, médiation obligatoire, etc. Mais pour transformer le pouvoir
et l'Etat : discipline, corporation, reconnaissance, etc, bref construction
d’un micro pouvoir académique et politique. La génération
de Bourdieu et celles d’avant ont été soumises à
ce chantage de façon exceptionnellement forte, avec une grande difficulté
à naviguer entre les deux. Cela les a amenées à se définir
entièrement à l’intérieur de la polarité sartriano-althussérienne
: soit l’indépendance de l’homme de lettres français,
comme Sartre souvent isolé, je pense à Pierre Vidal-Naquet qui
constitue un des rares points de référence solide ; soit la position
althussérienne, être dans l’appareil, au parti communiste
ou ailleurs ; au mieux, la troisième voie, étroite et combinant
les deux, la voie du Collège de France. Or, en 68, tout cela s'est trouvé
brutalement brouillé, dans des formes de circulation et de conflits remettant
en cause les monopoles de production des idées ou d’accès
à la part maudite ou opprimée de la société et investissant
tous les instruments de communication existants: les universités, les
médias de masse, etc. Aujourd’hui, pour la génération
qui a suivi dans les quinze années suivantes, il s’est produit
la même chose avec les ordinateurs et le Web. Le premier tract que j’ai
tiré, avec quelqu’un du 22 mars, c’était sur une ronéo
dans une chambre de bonne du Quartier latin ; puis il y a eu les tracts tirés
à la ronéo de l’Ecole Normale, pour les usines de Billancourt
: on est encore dans l’ère du tract. Aujourd’hui, je vois
débarquer les communiqué d’A.C. par courriers électroniques,
sur des listes de diffusion ! Il y a une utilisation de la technologie, une
espèce de contre-capture des instruments du capital, qui est extrêmement
réjouissante.
VACARME : Cette forme de circulation, cette " contre-capture ", comme
vous dites, c’est la forme moderne de la fuite des esclaves ?
Y. M. B. : Oui. Grand est le pouvoir de la circulation. Par exemple, il y a
une ordonnance du Préfet de Rio de Janeiro, où s’était
réfugiée la famille royale du Portugal chassée par Napoléon,
interdisant aux Noirs de porter le badge qu’ils arboraient tous et sur
lequel était inscrit : " Toussaint Louverture, roi des Nègres
". Ce qui voulait dire que l’insurrection d’Haïti dont
j‘ai parlée, était connue en Amérique Latine, lors
même que Toussaint Louverture était rapatrié, jugé
pour trahison, enfermé à Besançon où il mourut,
par Napoléon qui rétablissait pendant ce temps l’esclavage.
Tout cela circulait. C’était un monde rebelle, pas un monde sur
lequel s’étendait l’esclavage, comme un horizon absolu. Sinon,
on ne comprendrait pas pourquoi l’Angleterre, dans sa divine miséricorde,
a décidé d’abolir la Traite en 1804, puis l’esclavage.
Ne faisons pas aujourd’hui la même erreur. N’installons pas
le capitalisme, ces forces de domination qui existent dans les choses, certes,
qui font chier tout le monde et dont on mesure le pouvoir, la puissance et l’arrogance,
ne les installons pas dans nos têtes en disant : " L’horizon
est là, et il n’y a rien d’autre ". Car si c’est
cela la prise de conscience des rapports de force, il ne faut pas s’étonner
que les gens ne supportent plus la politique. Il y a plus de politique radicale
dans Paul Celan que dans les tirades de Brecht.
VACARME : Comment éviter de refaire cette erreur ?
D'abord, il faut tenir à notre rapport à l'immédiateté.
Quelque chose que l’on veut faire tout de suite, et c’est inconditionnel
: tout de suite, ici et maintenant. Ce n'est pas négociable, quand la
négociation veut dire démobilisation, trahison des choses, mauvaise
unité, chantage permanent à la guerre civile, chantage au consensus,
etc. Tenir, aussi, un rapport non paranoïaque à la société
; un rapport de jouissance, sans lequel il n’est pas possible de construire
l’existant ; un rapport au désir, au collectif, au quotidien, etc.
Ce sont des choses qui n’ont pas été épuisées
par la manière dont le PS a repris le slogan "Changer la vie".
Il faut arriver à reconstruire une théorie et une pratique des
luttes sociales qui soit à la fois joyeuse, active et pas illusionniste.
On peut avoir des illusions mais l’on n’a pas le droit d’être
illusionniste — et si les illusions produisent des passions gaies, joyeuses,
tant mieux. Ensuite, il y a l’aspect non-hexagonal : mai 1968, c’est
aussi Berlin, Mexico, le mouvement de contestation de la guerre au Vietnam,
etc. Quelque chose d’assez fort, qui se retrouve aujourd’hui, je
crois, au niveau européen. Affirmer, donc, la valeur de la mobilité
: pas celle qui consiste à virer les gens ; celle des gens qui s’en
vont avant qu’on ne les emmerde trop, et qui en fait inventent des formes
d’activité, de compréhension, de production, d’interaction,
dix fois plus prometteuses que cette espèce d’ordre, qui n’est
même pas l’art du capitalisme.
vacarme : Ce serait encore "la gauche" ? Ce qui s’invente là,
du côté des luttes — en vrac, le revenu garanti, la légalisation
des drogues, la liberté de circulation, etc —, est-ce qu’on
peut appeler cela "la gauche" ou pas ?
Y. M. B. : Non seulement je crois que c'est la gauche, mais je pense que des
clivages forts vont apparaître. D'abord, autour d’une remise en
cause du productivisme et de la valeur-travail. Les Verts ont déjà
fait une partie du chemin. Ensuite, autour de la remise en cause de l'Etat.
Celui-ci assure, certes, des fonctions de redistribution. Du coup, toute une
partie de la gauche prétend que si l’Etat est attaqué, ses
fonctions le sont avec lui. Or, pas du tout. Affirmer qu'il faut contrôler
le pouvoir collectif et administratif l'Etat, comme le droit du travail contrôle
les pouvoirs exorbitants de l'entreprise, cela ne veut pas dire que l’on
veut supprimer la Sécurité sociale, la redistribution, etc. Il
y a une cure de désétatisation de la pensée à réaliser,
en prenant appui, à la fois, sur le territoire local, et sur les choses
qui peuvent être faites en commun entre Européens. C’est
par les deux bouts qu’il faut prendre ce point de clivage. C’est
un sujet explosif. Beaucoup objectent : " Oui, mais la nation, on ne peut
pas l’abandonner comme cela, ça fait le jeu du Front national,
etc. " Certains y croient vraiment : je pense aux chevénementistes,
ces républicains dangereux qui n’ont jamais su ce qu’était
la démocratie. Ils vivent idéologiquement dans une démocratie
censitaire, et ont une théorie de l’ordre qui est très en
retard, du point de vue du contrôle, sur ce que le capitalisme libéral
se sait condamné à faire pour survivre : comment dominer une société
agité d’une multitudes de mouvements browniens, d’un moléculaire
actif et qui agit sur le niveau molaire pour parler comme Felix (Guattari).
La théorie chevénementiste de l’ordre pense qu’il
ne peut pas y avoir d’ordre global, s’il y a du désordre
local. A nous de renverser le schéma. Je crois que là-dessus,
il y aura un très profond clivage : les gens qui défendent la
nation, qui systématiquement mettent en avant l’Etat, qui sont
en retard d'un contrôle, non seulement ne sont pas de gauche, mais sont
carrément réactionnaires. Dans l’espace fédéral
européen où se construira l’autre politique, ceux qui, comme
Régis Debray, signent des manifestes sur la défense de la République,
de la Nation n'ont plus grand chose à voir avec la gauche : ils sont
des dangers publics.
(2) Collectif d’Agitation pour un Revenu Garanti et Optimal. Voir Vacarme
n°4-5, septembre-novembre 1997.
Propos recueillis par Stany Grelet.
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